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Chroniques de la vie quotidienne en 1944

Publié le 06 juin 2014

Les Manchois en première ligne
Témoignages choisis par la section de La Manche de la Société des Membres de la Légion d'Honneur en hommage aux acteurs civils et militaires du débarquement en Normandie et la libération de La Manche.
Remerciements à André Chauvin (Barneville-Carteret), Michel Delorme (Mathieu), Michel Leblond (Blainville sur mer), Guy Lelandais (Association le triangle normand), Roland Stransky (Donville les bains) et Christiane Vulvert (Le Plessis Lastelle) qui ont permis de recueillir ces témoignages.

Isaac Curtis Phillipps

Isaac Curtis Phillipps est un vétéran de la Seconde Guerre mondiale d'origine belge et engagé dans le 1er bataillon du 22e régiment de la 4e Division d'Infanterie américaine, il débarque le 6 juin 1944 à Utah beach. Il participe à la libération de nombreuses batteries d'artillerie sur la côte Est de la Manche telles qu'Azeville et le fort Saint-Marcouf. Il fait partie des troupes qui ont libéré Cherbourg et a pris part à l'Opération Cobra.

La plage d'Utah Beach Curtis PHILLIPS, compagnie D, 1er bataillon du régiment d'infanterie de la 4ème division d'infanterie embarqua dans le bateau le 3 juin pour une destination encore inconnue à ce moment-là. Elle ne sera dévoilée qu'une fois en mer : la Normandie ! La traversée de la Manche fut pénible car la mer était démontée, les hommes malades et l'attente très longue. Prévu le 5 juin, le débarquement fut reporté au 6 juin. Curtis raconte : « A 20 km des plages normandes, nous avons quitté le bateau qui nous avait amenés pour les péniches de débarquement. On ne pouvait pas mettre plus de 35 hommes à bord et c'était déjà beaucoup car nous étions serrés comme des sardines. Je me souviens qu'il faisait noir et qu'on n'entendait que le moteur tourner ». Il poursuit : « II fallait avoir le coeur bien accroché car il y avait cette odeur de gas-oil et les remous beaucoup ont vomi leurs « tripes » avant de débarquer. Nous ne savions pas ce qui nous attendait. Nous avions vraiment tous la trouille. Cette peur ne m'a quitté que trois semaines plus tard mais ce n'était pas le cas de tous ». La plage de débarquement assignée au régiment de Curtis était celle d'Utah Beach, actuellement plage de la Madeleine. Son unité faisait partie de la seconde vague d'assaut vers 10h00 au matin du 6 juin. Curtis raconte : « A 300 ou 400 mètres de la plage, les portes se sont ouvertes nous avions de l'eau jusqu'à la poitrine. Nous avons laissé nos sacs sur place et continué en protégeant nos fusils, au-dessus de nos têtes ». Il poursuit : « Nous sommes restés deux ou trois heures sur la plage. Heureusement, les parachutistes avaient bien préparé le terrain ». Après toutes ces années, Curtis ne se souvient que de quelques moments ou des moments bien précis. Ce dont il est certain, c'est qu'il a suivi le mouvement jusqu'à Sainte-Marie-du-Mont par le chemin bordé d'eau venant de la plage jusqu'à la place de cette ville pour ensuite rejoindre Sainte-Mère-Eglise. Le 22ème régiment traverse les parties inondées pendant une bonne partie de la journée pour relever le 502ème paras (101ème aéroportée) à Saint-Germain de Varreville.

Côte Normande Soldat Curtiss PHILLIPS de la 4ème Division d'infanterie, seconde vague d'assaut (10 h ) à Utah Beach, plage de La Madeleine :

7 juin : marche de part et d'autre de la route entre Azeville et le village de Dodainville, le régiment est soumis aux tirs de la batterie de Crisbecq. Le bataillon de Curtis subit de lourdes pertes, traverse Saint-Marcouf pour se diriger sur Crisbecq mais les tirs d'Azeville font quelques dégâts. Le repli est demandé et Curtis se retrouve à quelques centaines de mètres de Dodainville où 113 allemands sont faits prisonniers.

8 juin : la compagnie de Curtis attaque à nouveau Azeville et Crisbecq. L'ennemi est chassé de Saint-Marcouf qui est ré-occupé et le 22 avance sur Crisbecq. Malheureusement, les Nebelwerfers et les canons de Crisbecq repoussent l'unité de Curtis jusqu'au Bas Dodainville. Les blockhaus finiront par tomber.

9 juin : Azeville et Crisbecq tombent avec l'aide du 3 bataillon.

10 juin : objectif Ozeville, marche avec les chars en tête.

11juin : Curtis et son unité font le siège de Fontenay-sur-mer.

12 juin : sièges de Fontenay-sur-mer et Dangueville abandonnés et le régiment attaque en direction de Quinéville.

13 juin et 14 juin : le haut de la côte de Quinéville est atteint après de rudes combats pendant plus de trois heures. Le Fort Saint-Marcouf est pris avec l'aide du 39 régiment de la 9 d'infanterie.

19 juin : ordre est donné de prendre Montebourg. Les combats furent des plus difficiles de la guerre pour Curtis Phillips. La ville ne tomba aux mains des Alliés qu'après l0 jours de combats acharnés, secteur par secteur, presque rue par rue.

Derrière les lignes Le soldat Curtis PHILLIPS de la 4ème Division d'infanterie, seconde vague d'assaut (10 h) à Utah Beach, plage de La Madeleine, m'a raconté : «Vers le 20 juin, devant Cherbourg, nous partons à 5 ou 6 en éclaireurs. Quand enfin on rencontre quelqu'un, sur les hauteurs de Maupertus et de Gonneville, ce sont des allemands et on se rend compte que nous sommes derrière leurs lignes. On se cache dans une cave où on a dû rester 3 jours, avant que le front des combats ne nous rattrape, et que de «disparus» nous ne redevenions «présents» ! Ramenés vers l'arrière pour un peu de repos, à J + 24, j'ai enfin pu me laver : le bonheur !!»

Au revoir Curtis Le parcours depuis Cherbourg se fit en camion. Le 22ème allait entrer dans ce que les américains allaient appeler : « La Capitale des Ruines : St Lô ». Images de dévastation et de désolation. Le soldat Curtis PHILLIPS de la 4ème Division d'infanterie participa à l'opération Cobra. Difficile pour lui de se souvenir des villes et des villages par lesquels il est passé. Il se souvient de différents combats et surtout qu'il coupait la plupart du temps à travers champs. Il a suivi la ligne Péries, St Lô, combats dans les villes de Hambye, La chapelle, Percy, Tessy-sur-Vire, St Pois, contournement de Paris, passage de la frontière belge pour atteindre la Ligne Siegfried le 12 septembre 1944. Petite anecdote : Curtis, qui n'aime pas beaucoup les honneurs, n'a pas voulu participer au défilé sur les Champs Élysée fin août 44. Un des moments les plus difficiles pendant la guerre fut certainement la perte de son meilleur ami au combat. Ses souvenirs sur cet événement dramatique sont très flous et il en parle peu, ou peut-être que la tristesse et les souffrances sont encore trop présentes. Il ne se lia plus d'amitié avec aucun autre GI pendant le conflit.

 

Ninette, Auguste et leur famille dans la tourmente de la guerre

Un C47 vient de s'abattre près de la maison Mardi 6 juin, vers une heure du matin, Ninette se lève. La D.C.A. est intense. Le bruit des avions, surtout leur vrombissement, est infernal. Ninette regarde le « spectacle ». « Papa, lève-toi vite, je voyais un avion, j'en vois dix, VINGT, » Et Papa de répondre « laisse-moi dormir, je dois, reprendre le travail » « Papa, lève-toi, viens voir, ils sont encore plus nombreux maintenant ». Papa se lève. « Ah, cette fois-ci c'est le débarquement. » Tout le monde est debout. Et nous voyons des parachutistes qui descendent. Il y en a partout, tout autour de nous. Des balles traçantes sillonnent le ciel. Puis un bruit infernal, une lumière intense s'approche, passe au-dessus de la maison ou presque. Des flammes, des cris, des crépitements. Un C 47, transporteur de parachutistes vient de s'abattre à 200 mètres de la maison. Un instant on a cru qu'il s'abattait sur nous. Non, c'est en bordure du marais. Sous le bruit des balles, des explosions, de l'avion qui brûle nous quittons la maison pour rejoindre notre abri. Toute la nuit, des voix, des bruits, des tirs. Nous ne bougeons pas. Nous restons tous bien terrés. Nous sommes I4. Le jour pointe, un calme relatif. Nous sortons de l'abri. Après avoir traversé le champ, sur la route, que voyons-nous : des hommes grimés de noir, harnachés, le fusil prêt à tirer. Des Américains, les parachutistes. Ils ont tous un petit drapeau des U.S.A. sur leur manche de veste. Nous pensons être libérés. Ils sont là, en file indienne, de chaque côté du chemin. Combien sont-ils ? Trente, cinquante, plus à coup sûr. L'un d'eux vient embrasser notre petite Josiane, âgée de trois ans. Ils ont des cartes bien détaillées. Ils nous demandent où ils sont. On croit comprendre qu'ils doivent se rendre vers Pont-l'Abbé. En tout cas, nous voilà au milieu des libérateurs. On croit rêver. Toute la famille retourne à la chaumière.

OH ! América Le matin du 8 juin, vers 9 Heures, arrivent à la maison quatre Paras. Ils sortent du marais, mouillés jusqu'au ventre. Ils n'ont plus de casque ni leur harnachement. Ils ont leur fusil, une baïonnette à la jambe. Maman, Ninette, et une autre soeur vont les conduire à la Pitouterie. Avec Papa, pendant ce temps on ajoute encore des fagots et de la terre sur le haut de l'abri. Plusieurs obus sifflent au-dessus de nos têtes. Une 1ère volée, puis après quelques minutes une deuxième volée. Se rappelant la guerre 14-18 Papa nous dit : « rentrons, je pense que les Allemands préparent une attaque ». Maman et mes soeurs sont revenues de la Pitouterie, elles aussi ont entendu les obus. Une troisième volée d'obus tombe autour de la chaumière sans l'atteindre sauf quelques éclats. Nous sommes tous à l'intérieur lorsque la fenêtre donnant sur le chemin menant au marais vole en éclat. Les Allemands, les Allemands ! Ils sont nombreux entrent dans la cuisine. Des cris, les pleurs des plus petits. Nous sommes terrifiés. L'un d'eux prend Maman et lui met son fusil dans le dos. Mais Maman et Papa qui sont allés en Allemagne en 1924 lors de l'occupation de la Ruhr par les Français, parlent encore l'Allemand. Une chance. Un officier fait signe au soldat de laisser Maman. Le soldat obtempère. Et puis tout à coup le soldat crie « OH ! América » et vide son chargeur vers la porte de la cuisine. Les douilles tombent sur le pavé, dans la cuisine. L'officier nous dit de sortir de la maison. Toute la famille se dirige vers l'abri, les deux petites, Josiane et Gisèle dans une voiture d'enfants.

La Pitouterie Le 6 juin, il nous faut aller à la ferme chercher du lait pour les enfants. J'y vais avec Auguste. En chemin, des Paras, nous font signe de venir. Avec eux nous entrons dans une petite grange « La Pitouterie », une ancienne boulangerie. Là, sont allongés des Paras. Ils sont douze, tous blessés. Sur le sol. Pas d'infirmier, pas de médecin. Sans avoir été à la ferme Poisson, nous repartons à la maison. Maman et Auguste apporteront un matelas pour ces blessés. Toute la matinée nous voyons, nous croisons des Paras. Auguste et Renée s'en vont dans le village. En fin d'après-midi, je vais voir les Paras blessés. Auguste et Renée ont "récupéré" un infirmier. Les Paras peuvent être soignés. La nuit du 6 au 7 Juin, nous l'avons passée dans la maison sans dormir. On entendait toujours des mitrailleuses, coups de fusils, explosions. Les Allemands ne doivent pas être loin.

j+1 Le 7 juin, Auguste et Renée repartent dans les champs chercher des blessés. Ils en trouvent plusieurs. Avec notre cousine Yvette, ils vont prendre une voiture à âne pour les conduire jusque dans la maison de notre cousin qui tient lieu d'hôpital de campagne. Dans l'après-midi, avec Renée, je retourne à la « Pitouterie ». Quelques Paras, non blessés, sont là. L'un d'eux nous fait signe de venir jusqu'à une maison située à 50 mètres, mais prudemment, en silence. On voit que des Allemands sont venus (sans doute par le marais) et ont placé des grenades prêtes à exploser. Retour, très vite à la maison. Toujours dans l'après-midi du 7 juin, à un moment Auguste est avec nous. Il a vu plusieurs Paras, dans un champ, direction l'église. Il en fait part à un officier qui parle assez bien le français. Celui-ci réunit quelques hommes et Auguste. Environ une heure après, la troupe revient, mais ils sont plus nombreux. Ces Paras étaient restés dans le champ, sans bouger, depuis la nuit du 6 Juin. Ils sont repartis dans le village ou vers la « colline 30 ». Nous passons la soirée dans la maison. La nuit est tombée. Toujours des tirs assez rapprochés. Il est environ deux heures du matin. Nous entendons sur la route, le bruit de camions roulant assez vite. Ils viennent du village de l'Angle et traversent le village de Port-Filiolet. Des tirs de plus en plus nombreux. De chez nous, nous apercevons des flammes assez hautes,c'est la maison de notre cousin qui brûle. En effet, les Allemands qui traversaient le village, sont allés jusqu'à la dernière maison. Celle-ci sert d'hôpital de campagne, nos cousins ont plusieurs Paras blessés. Une bataille s'en est suivie. Plusieurs Allemands ont été tués mais aussi des Paras. Vers 3 heures du matin nos cousins sont arrivés chez nous. Ils nous ont tout expliqué, comment les Allemands avant de se retirer avaient mis le feu à leur maison et placé des mines au carrefour de la rue de Prusse, du village de Caponnet et du village de Port-Filiolet. Donc nous voici à 17 personnes dans nos deux pièces. On ne peut sortir, et il n'y a pas de toilettes à l'intérieur. Mes parents installent un grand silo qui sert pour la salaison du porc. Notre cousin Eugène avait des difficultés à cause de sa jambe de bois qu'il ne pouvait plier! Instants de bonne humeur, malgré ces heures tragiques. Des Parachutistes de la 82ème Airborne se sont débarrassés de leurs parachutes, des kakis, des blancs, du bleu ciel, des jaunes, des rouges, mais aussi des pains de plastique, des grenades. L'ensemble se trouve caché soit sous le lit des parents dans la cuisine, soit au grenier où il faut monter par une échelle de meunier.

 

Autres témoignages

Le fusil de ma grand-mère Un de ses amis nous écrit pour dire à mes parents que ma grand-mère à Heugueville met ses voisins en danger car elle ne manque aucune occasion pour provoquer et agresser verbalement la gente teutonne. Le 29 juillet, au petit matin, un groupe de blessés allemands se dirigent vers la rivière pour la traverser à gué. Quelques-uns réussiront mais la plupart, épuisés, resteront assis sur la rive. Ma grand-mère ira les observer et s'attaquera à un isolé pour lui dérober son fusil Mauser modèle 1898. Elle échouera partiellement puisque le soldat eut le temps de jeter la culasse dans la rivière. Ce fusil, trophée de guerre, est pour moi une relique sacrée, et est toujours à la maison. Arrivée des GI Bien fatigués déjà, parce qu'il fait chaud en cette fin de matinée du 29 juillet, les premiers voltigeurs américains sont accueillis à bras ouverts avec des fleurs venant de chaque jardin familial. Un soldat francophone réclame à boire pour tout le monde et les portes des celliers seront ouvertes toute la journée. Très vite, le chauffeur « interné » dans une étable est livré aux libérateurs. Il sera rejoint par tous les traînards et éclopés ramassés le long de la rivière et tout ce beau monde sera embarqué en camions pour s'entasser dans un camp de prisonniers provisoire dans le nord de la presqu'île.

Un gamin, soldat armé d'un fusil Vendredi 16 Juin 1944 : Revenant en voiture à cheval du moulin de Saint-Laurent de Cuves avec 100 kg de farine et de son, mon frère Léon est arrêté au Coudray par des Allemands. Ces derniers ont "piqué" une voiture rouge au village voisin. Comme celle-ci refuse obstinément de démarrer, les soldats demandent à mon frère de la remorquer jusqu'à Saint-Pois. Palabres d'usage Léon fait valoir qu'il n'a pas de traits pour atteler le cheval et de ce fait ne peut tracter l'auto. Il est donc décidé qu'un des militaires, un gamin armé d'un fusil, accompagnera mon frère pour venir décharger la farine et prendre l'équipement adéquat. Léon nous dit avoir été tenté de le supprimer mais après réflexion il pense que cela ne changerait rien à la guerre et ne ferait que provoquer des représailles. Il remorquera donc la voiture jusque chez le garagiste de Saint-Pois.

La voiture du cousin Le dimanche 16 juillet, des Allemands arrivent aux Forges où je suis chez ma tante. Ils viennent chercher la voiture automobile de son fils prisonnier en Allemagne. Ils la trouvent à leur goût, mais elle n'a plus de roues car nous les avons enlevé et caché dans le tonneau enterré. Les Allemands furieux demandent à ma tante « où sont les roues de cette voiture ». Ma tante répond « camarade parti et emporté les roues ». Les Allemands se fâchent, insistent, la questionnent longuement, ils la prennent à l'épaule, lui font peur, elle ne dit rien, elle pleure, ne cède pas. De colère, les Allemands repartent avec leur voiture. Une heure s'écoule, ils reviennent avec des roues de secours. Ils enlèvent leur veste et revolver qu'ils accrochent dans le garage et se mettent au travail pour placer les roues sur la voiture. Il n'y a plus de batterie. Ils sortent la voiture du garage, ils la remorquent avec leur voiture, ils sont fiers et heureux de leur coup d'éclat. Un officier Allemand oublie sa veste et son revolver dans le garage. Je veux cacher le revolver, ma tante me dit « n'y touche pas ». Elle avait raison car 1 heure après ils reviennent. Après la libération, vers le 10 Septembre, nous apprenons que la voiture fût mitraillée, elle a brûlé vers la fin de juillet sur la route Avranches / Sartilly. A cette époque, les voitures avaient le nom du propriétaire. C'est Monsieur Mazur de Marcey les Grèves qui a écrit à ma tante pour lui indiquer que la voiture de son fils avait été détruite.

Main-basse sur le camion Compte tenu de l'évolution de la situation, mes parents pensent à mon incorrigible grand-mère qui ne va pas manquer de profiter de la retraite allemande pour « faire sa guerre » à sa façon et en toute inconscience. Ainsi, nous apprendrons en septembre, que, le 28 juillet, un petit camion chargé de munitions est venu se réfugier dans sa cour alors qu'il était mitraillé par les avions alliés. Aidée par ses voisins, elle aura le courage d'aborder le chauffeur qui tient une grenade dans chaque main, pour le désarmer et l'enfermer dans une étable qui sera surveillée en permanence. Personne ne pouvant faire redémarrer le véhicule, les villageois seront sollicités toute la nuit suivante pour l'écarter des maisons d'habitation et le délester de ses munitions qui seront enterrées dans les jardins et les champs des environs. Le danger rapproche de Dieu Le 30 juin 1944 les allemands expulsent les derniers récalcitrants qui sont restés à St Jores. Pour sa part l'abbé Lecourtois ne suit pas le convoi organisé : « Je traverse les champs sous les yeux des allemands embusqués dans les fossés et regagne Ste Suzanne dont les habitants sont restés au château à leurs risques et périls. Le Comte François de Hautecloque a ouvert les caves du château et chacun tente de survivre. Le 1er et 2 juillet, je célèbre la messe dans la grande salle à manger du château, tout le monde est là. La proximité du danger rapproche de Dieu. Le lundi 3 juillet au matin les bombardements s'amplifient. Le château est bombardé par l'artillerie : il recevra une vingtaine d'obus. On se demande pourquoi les Américains n'avancent pas alors que les allemands sont partis. Enfin vers dix-huit heures les premiers « Yanks » arrivent. Passée l'émotion de la première heure, nous chantons le Magnificat les larmes aux yeux.

Des ponts Le génie de la 6ème Division Blindée U.S. cherche des passages à gué sur la rivière et lance une passerelle d'infanterie sur flotteurs à la hauteur du manoir de La Halle juste en aval d'une passerelle d'infanterie allemande détruite. Toujours dans ce but, il envoie un véhicule de pontage dans le chemin de l'église qui s'avère trop étroit et casse les murs de clôtures de ma grand-mère et de ses voisins immédiats, M. et Mme Danguy. Afin de permettre la traversée des chars et des engins lourds, 3 ponts seront lancés à la hauteur du Pont de la Roque, d'abord un pont sur chevalets submersible, ensuite un pont sur flotteurs Treadway U.S.D.B.M 2 qui sera quasiment détruit au moment de la marée montante et enfin un pont Bailey sur les ruines de l'ancien pont en maçonnerie et qui sera opérationnel dès le 30 juillet au matin.

Baupte, le pont à bombarder avec dommages collatéraux Les allemands avaient obstrué le pont du chemin de fer pour retenir les eaux dans les marais et empêcher ainsi une descente possible des parachutistes. Treize bombardements eurent lieux sans résultat le 27 avril. Depuis quelques semaines les allemands faisaient de St Jores leur gare d'approvisionnement pour leurs cantonnements. Au début des précautions de camouflage étaient prises qui disparurent bientôt. Il y avait des voitures militaires « Dagobert » et des fourragères des Belles Croix jusqu'à la gendarmerie. L'attroupement a-t-il ce jour-là attiré l'attention des aviateurs ou le bombardement de la gare était-il prévu ? Toujours est-il que les avions bombardèrent le pont de Baupte et la gare de St Jores larguant une vingtaine de bombes, semant cette fois la terreur, la mort et la ruine dans le bourg lors de cette belle matinée de printemps.

Expulsion de l'arrière-garde Le 29 juillet, au petit matin, alors que les éclaireurs américains sont à moins d'un kilomètre, l'arrière garde allemande prend position à l'entrée du village et un jeune mitrailleur vient se mettre en batterie avec sa M.G.42 à la fenêtre de la salle où sont les réfugiés avec leurs petits-enfants. En lui montrant ces pauvres gens couchés sur les matelas, ma grand-mère l'attrape par la veste et l'expulse à l'extérieur de sa maison ! La fatigue des soldats aidant certainement, la petite troupe et son mitrailleur n'insista pas et se replia plus loin vers le sud mais l'alerte avait été chaude et heureusement, le geste de mauvaise humeur de ma grand-mère n'avait pas été mal interprété. Avant de reprendre la route, un jeune soldat déposa un repose pieds, de style empire, au beau milieu de la cour. Ne sachant où il avait été dérobé, nous l'avons gardé en souvenir.

Le retour dans la désolation Nous sommes revenus de l'exode à St Jores le 6 juillet : quel spectacle, les maisons sont brûlées ou détruites, il y a des armes partout, du matériel de guerre abandonné mais surtout des corps de soldats allemands et américains tués. Dans les rues, dans les champs et fossés des centaines de cadavres et une odeur insupportable. Les animaux aussi sont morts. Avec notre cheval récupéré le long du chemin nous arrivons vers notre ferme. Il ne reste plus que l'étable, c'est là que toute la famille va s'organiser pour vivre avec les rations données par les américains. Nous rejoignons des voisins, leur maison a été réquisitionnée par les américains, ils nous offrent du corn-beaf et un genre de pain blanc. Je mange à pleines dents malgré la désolation alentours, je viens d'avoir vingt ans et toutes ces images restent encore aujourd'hui si présentes.

Deux mariages Le 09 juin 1944 à 10h du matin, la famille se trouvait isolée depuis le 06 juin sans contact d'amis fermiers, mais surtout sans lait pour les petits enfants de la famille (1 an et 3 ans). Or, le 09 juin, nous entendons une voix près de l'abri, la fermière, Mme Poisson, a traversé les lignes américaines et les lignes allemandes pour nous rejoindre. Elle apporte un seau de lait, puis repart très vite. Au retour, le seau a reçu des balles de fusil. Il a été conservé très longtemps. Plus tard : Deux des filles de M. Chauvin se marièrent avec des américains. Or, le premier mariage franco-américain après la libération de la région a été celui d'une de ces filles, Geneviève avec Édouard Espinisa. La robe de mariée avait été confectionnée par la mère, Mme Chauvin, et les soeurs. Elle était en soie blanche provenant d'un parachute, abandonné par un parachutiste tombé près de leur chaumière, à Port- Filiolet.

Une bonne intuition A l'aube du 06 juin 1944, avant de me rendre en classe, j'appris la merveilleuse nouvelle : les alliés avaient débarqué sur les côtes de Normandie. Mais après la tentative de Dieppe, tout le monde craignait que cela ne soit qu'éphémère. J'étais alors à Coutances pour mes études secondaires, en pension chez des amis, mes parents habitant à Saint Sauveur Lendelin, distant de 9 kms. Le midi mon père me fit prévenir de rentrer au domicile familial, ce que je fis en compagnie d'un autre élève et de son père, mais à pied, exigence de l'occupant. J'avais assisté au préalable au bombardement de la gare de Coutances, mais j'évitais le pire, le bombardement du soir qui détruisit la ville.

Où aller ? Compte tenu de la destruction de Coutances et de Périers, nous quittâmes Saint Sauveur Lendelin situé sur l'axe reliant ces deux villes. Nous nous réfugiâmes dans un hameau, l'Hôtel au Crosnier, situé à trois kms dans l'est de Saint Sauveur, et accessible uniquement par des chemins creux. La vie y était plus calme, et nous couchions le soir dans la paille dans une grange mise gentiment à notre disposition par Monsieur Lebouteiller. Un soir, cependant, alors que nous prenions notre diner, les morceaux du plafond du petit local où nous étions arrivèrent dans le potage. Les explosions très proches avaient eu raison de sa solidité. Panique à bord : mes parents attrapent ma plus jeune soeur âgée de cinq ans, et sortent en courant. Mon autre soeur âgée de sept ans plonge sous la table, et je sors à mon tour. Effrayé par le bruit de la mitraille, je rentre dans la ferme suivante et me précipite sous la table qui paraissait particulièrement solide. Je me trouve nez à nez avec un militaire allemand qui avait semble-t-il porté la même appréciation. Le vacarme terminé, mes parents vinrent me récupérer. Nous ne savions pas qu'un quartier général allemand s'était installé récemment à proximité, mais les américains ne l'ignoraient pas, et venaient de le bombarder. La commune d'Agon-Coutainville était disait-on dans le calme, protégée semble-t-il par une grande croix rouge. Aussi mes parents décidèrent de rejoindre à pied ce havre de paix distant d'une quinzaine de kilomètres. Cette marche était sans cesse interrompue par les grondements des chasseurs bombardiers qui nous incitaient à plonger dans les fossés. Nous nous arrêtâmes très vite dans une ferme à l'Hôtel es Yons où nous fumes accueillis très gentiment. Hélas, dès l'après-midi une troupe allemande arrivait et nous faisait déguerpir sans ménagement. A pied nous atteignîmes une autre ferme distante d'environ quatre kilomètres, située à l'Hôtel du Bois Hardy. Le propriétaire M. Goueslard, ancien de la guerre 14-18 qui lui avait valu une jambe de bois, nous proposa fort aimablement de demeurer chez lui. Il avait creusé dans un terrain en surplomb une galerie et des « chambres » où nous passions les nuits, notamment celle qui précéda le 27 juillet, jour de notre libération.